Fighting Traffic—The Dawn of the Motor Age in the American City. Peter D. Norton, The MIT Press, 2008, 408 pages [lu en version ebook sur Kindle]
Des villes remplies de gens, de tous âges et de toutes conditions, qui vont à leurs affaires et qui s’affairent, dans les ports, dans les rues et sur les places, sur les avenues et les boulevards, en assumant chacun sa place, sans vraiment craindre d’y laisser la vie, cela est-il possible ? Si l’on regarde les nombreux films, maintenant facilement disponible sur le Web et montrant des scènes de rue des premières décennies du siècle dernier, c’est pourtant ce qui semble courant. Ces « vues animées » ont en commun une forte densité d’interaction humaine, quelques chariots à cheval, une belle présence de divers moyens de transport en commun et les « machines » automobiles qui devaient les remplacer tous. Mais à ce stade de l’histoire, il est encore difficile d’imaginer comment cette humanité finira par se faire balayer de la rue par l’automobile et ses acolytes.
Nous vivons pourtant dans cette version de l’univers urbain, où ces « machines automobiles » de tout genre ont fini par s’accaparer de l’environnement urbain. Le livre de M. Norton raconte comment le « motordom » (c’est ainsi que les manufacturiers et les entreprises autour de l’automobile des années 1920-30 aimaient à s’appeler) a fini par désarmer toute résistance à l’automobile comme moyen dominant de transport à l’échelle urbaine et au-delà. La résistance à l’emprise de l’automobile sur l’espace public, que ce soit sur les rues (largeur des voies, exclusivité) ou pour les accommodements (stationnements) a pourtant été énergique. Elle fut organisée par une diversité de représentants, autant des chambres de commerce que des groupes de citoyens, tous pour des motifs qui leur étaient propres (monopolisation de l’espace commercial urbain, dangers et accidents), mais tous mobilisé contre ces nouveaux intrus mécanisés.
Mais l’histoire racontée dans ce livre n’est évidemment pas celle du triomphe de ces groupes, mais bien plutôt celle du triomphe du motordom sur cette diversité d’intérêts urbains. Le triomphe fut d’ailleurs si total que le motordom réussit à effacer jusque la mémoire de cette résistance. Ce livre nous rappel qu’avec quelques changements de perspective, il est possible de faire changer une réalité dominante, même de celle qui s’exprime dans la forme urbaine. Il nous appartient maintenant de changer cette perspective.
Sur les traces de Fighting Traffic
Depuis la sortie de ce livre en 2008, l’auteur s’est fait entendre sur plusieurs tribunes et les thèses soutenues dans son ouvrage ont gagné en popularité. Cela vaut bien sûr pour la notion que l’introduction de l’automobile ne s’est pas faite « naturellement » dans la ville, mais aussi sur le fait que cela fut l’objet d’une chaude lutte entre les intérêts urbains, qui voulait dans la plupart des cas continuer à encourager une pluralité d’utilisation de l’espace public (les rues, les places, etc.) et les intérêts du motordom, qui ne pouvaient être assurés qu’en garantissant une domination totale de cet espace. Cette perspective fut diffusée à un vaste auditoire grâce au podcast 99 % Invisible. Pour le propos, les images et le film montrant la pluralité d’usagers des rues de San Francisco au tournant du 20e siècle. Toujours dans l’univers des podcasts, The War on Cars présentait récemment un épisode où l’auteur expose les origines frauduleuses de l’expression « America’s Love Affair With Cars ». Un autre mythe fabriqué pour avancer les intérêts étroits du motordom.
L’ouvrage ne comporte malheureusement pas de bibliographie autonome (les citations et références se trouvant dans les notes), et puisqu’il porte spécifiquement sur l’historique des transformations entre 1900 et 1935, la majorité du matériel cité est de cette même période. Un ouvrage qui pourrait toutefois être un complément à celui-ci (et cité dans les notes) est The Automobile Age. Semble être une référence sur l’industrie automobile aux États-Unis et son impact sur la société.
L’histoire du motordom c’est aussi l’histoire d’une certaine façon de gérer les affaires et de contrôler la production dans la grande industrie de masse. Une domination dans la gestion qui n’est probablement pas étrangère à l’hégémonie de l’industrie automobile sur l’économie et nos politiques. L’auteur cite deux ouvrages qui semblent pertinent dans cette veine, soit The Visible Hand—The Managerial Revolution in American Business, et sur celui dont le nom est devenue synonyme d’efficacité et de contrôle, The One Best Way—Frederick Winslow Taylor and the Enigma of Efficiency ; puisque l’on vit maintenant dans cette version de l’univers.