The Geography of Nowhere—The Rise and Decline of America’s Man-Made Landscape—20th Anniversary Edition. James Howard Kunstler, designed by Pressbooks, 1993-2013, 258 p. [Version e-book lu sur Kindle]
Le propos de The Geography of Nowhere était urgent au moment de sa parution, en 1993. C’est un peu troublant de constater que trente ans plus tard, cet argumentaire livré avec mordant et même une touche de colère (mais non sans humour) demeure tout aussi actuel et vrai. La prose déployée par James Howard Kunstler aura permis de mettre des mots, de donner un vocabulaire à un malaise généralisé face à la finalité désolante de nos paysages urbanisés. Et c’était justement le moment, durant cette dernière décennie du 20e siècle, où nous étions finalement mûres pour l’entendre et l’absorber. Avant, on pouvait facilement se laisser convaincre que le meilleur était encore à venir, qu’une fois pleinement développé, le résultat de l’expérience du développement basé sur l’automobile produirait un environnement urbain mariant harmonieusement mobilité automotorisé et des formes urbaines stimulantes et confortables, tout en assurant la pérennité d’une prospérité pour tous.
Maintenant, rares sont les gens qui ne peuvent articuler en quoi cette proposition n’a toujours été qu’un mirage, non seulement sur le plan économique, bien sûr, mais également social, environnemental et humain. Ainsi, une économie fondée simultanément sur la délocalisation et l’extraction, des difficultés croissantes à assurer une répartition équitable de la richesse, la garantie de l’irréversibilité des changements climatiques et un cadre bâti (depuis 1945) qui produit, à sa manière, de multiples formes d’appauvrissement, sont tout autant d’éléments qui nous pèse lorsque vient le temps de chercher des issues à ces impasses.
Ce qui rend aussi le propos du livre si pressant, même (ou surtout) presque trente ans après, c’est justement le paradoxe que la faillite de ce type de développement s’est avéré si incontestable, tout en demeurant si omniprésent et incontournable. M. Kunstler va chercher loin dans l’histoire américaine les origines de ce qui a conduit à l’abandon volontaire du savoir-faire dans l’aménagement de nos environnements urbains contemporains. Ce voyage dans les dédales des nombreuses manières indigènes et originales, mais maintenant perdues de s’approprier et d’aménager les campagnes, les «towns», les grandes villes et éventuellement de toute l’Amérique d’avant l’ère automotrice est accompli de façon particulièrement engageante et éclaire particulièrement bien son propos.
Sur les traces de The Geography of Nowhere
M. Kunstler prend aussi le temps de faire la genèse du développement des notions et de l’esthétisme moderniste. On ne s’égare pas trop en disant qu’il considère ce mouvement comme étant essentiellement frauduleux, et que son influence, avec l’immigration aux États-Unis des grands qui l’incarnaient (Gropius, Mies van der Rohe, etc.) est à la racine des environnements cul-de-sac et vide de tout sens. La plupart des pays de l’Europe de l’Ouest ont aussi jonglé de façon directe avec les opportunités de la logique moderniste (avec la destruction laissée par le dernier conflit mondial), mais aucun d’entre eux n’est tombé si totalement dans de la pensée radieuse du modernisme. Les Américains ont ajusté la recette de la sauce moderne à leur goût, et le résultat insipide de leurs créations.
La relation frustrante et infertile de certains groupes intellectuels et d’une frange de la classe politique américaine envers l’urbanité est, avec justesse, pointée du doigt par l’auteur comme une des sources des difficultés contemporaines dans la mise en place de balises d’aménagement urbain qui affirme sa nature complexe. Mais avant d’en arriver à ce macro-constat, l’auteur prend plaisir, et nous fait plaisir en évoquant plusieurs moments de l’histoire urbaine américaine où la prise en compte des impératifs économiques ne se faisait pas au détriment d’un paysage urbain satisfaisant. Les leçons qu’il tire de visites à Greenfield Village, Disneyland et Disney World, de sa ville d’adoption, Saratoga Spring ou d’un simple village au Vermont valent en elles-mêmes le prix d’admission.
M. Kunstler (qui est malheureusement maintenant devenu un «full tin foil hat MAGA») n’était pas le premier (Jane Jacobs, Lewis Mumford), et ne sera certainement pas le dernier à mettre le doigt sur la dégradation de nos environnements bâtis, urbains et naturels suivant l’automobilité. Un dernier chapitre propose des pistes de résolutions, mais c’est maintenant trente ans plus tard et ce qui semblait dérisoirement homéopathique à l’époque a amplement confirmé sa nature foncièrement anémique depuis. L’auteur mentionne l’urgence d’une réforme en profondeur des codes de zonage (stationnement, densité, mixité) et même de construction, mais les incitatifs devront émaner d’une échelle supérieure si elles sont pour être adoptés et appliqués.
La semaine prochaine, une série en deux livres qui se veulent un regard, à 10 ans d’intervalle, sur notre objet d’intérêt à tous, la ville. On commence ce jeudi (17 mars) par un autre classique, Triumph of the City et ensuite, Survival of the City (24 mars).