Dark Age Ahead. Jane Jacobs, Vintage Canada, 2004, 241 p.
S’il y a jamais eu une semaine où je me devais d’enfin lire ce livre, je pense que nous venons essentiellement de la vivre. Et comme on pouvait s’y attendre de ce qui fut le dernier ouvrage de la fameuse auteure, ses arguments pour un « dark age ahead » sont amenés de la façon la plus inattendue. Qui eût cru que des éléments aussi disparates (mais interreliés) qu’un environnement urbain et social hostile à la famille, des institutions d’enseignements supérieurs détournés de leurs missions premières (enseignement vs « credentialing »), une exploration scientifique et technologie abandonnée et ossifiée, une taxation qui ne respecte pas le principe de subsidiarité et l’échec éthique de la gouvernance interne des professions puissent être à la base d’une déchéance civilisationnelle ? C’est pourtant les points avancés avec conviction par Jane Jacobs, avec des tournures et une approche des plus originale.
On lit Jane Jacobs pour découvrir et redécouvrir, si on se permettait même de l’oublier, l’influence extraordinaire des espaces urbains sur nos existences. C’est en ce sens que Jacobs parle d’une dégradation des conditions pour les familles, et elle le fait justement en illustrant comment les aménagements que l’on dit les plus favorables à l’entité familiale (les banlieues) sont en réalité les plus destructeurs. Les stress (entretien, dévaluation) de la propriété unifamiliale, les stress (coûts, temps, infrastructures, blessures et mortalité) corollaires au moindre déplacement et la vacuité des aménagements centrés sur l’automobile, sont autant de facteurs aux effets dévastateurs sur la cellule familiale. Si cette situation nous semble inextricable, c’est que nous sommes dans une phase « d’amnésie massive », où nous avons oublié ce que nous avons oublié (par exemple, comment faire dans la ville des communautés sensibles à tous).
Ce livre est trop court et aussi paradoxalement un peu trop vaste pour que j’arrive à en transmettre toutes les nuances, ce qui est souvent une caractéristique de ses écrits. Cette lecture ne convaincra pas vraiment que nous sommes devant un « dark age ahead », mais il est certain que nous en serons plus éveillés pour avoir considéré ces facteurs à travers le regard intelligent de Jane Jacobs.
Sur les traces de Dark Age Ahead
J’avais acheté ce livre il y a des années, mais j’avais jamais trouvé une occasion pour craquer sa couverture et en découvrir le contenu. Après sa lecture, je pense bien qu’il ne m’en reste que deux à lire (The Question of Separatism—oui, le séparatisme québécois—et The Nature of Economies), un jour. Je suis en train de lire une anthologie de ses écrits courts (Vital Little Plans) dont je rendrai compte ici dans quelques semaines.
Dans Dark Age Ahead, Jacobs fait usage d’un procédé qui gagnerait à se répandre, c’est-à-dire un véritable commentaire, chapitre par chapitre, du matériel et des volumes ayant contribué à construire son argumentaire. Il n’est pas évident pourquoi cela n’est pas plus courant, puisque la transparence, la solidité et la crédibilité intellectuelle que cela infuse à la démarche semblent plaider fortement en sa faveur. Malheureusement, une bibliographie formelle est omise, même si l’on y trouve un index.
Dans les ouvrages qui se sont ajoutés à ma liste, on trouve, de Steward Brand, The Clock of the Long Now, sur comment avoir sur toute chose et par tous les moyens une perspective à long terme (Brand est aussi l’auteur de l’indispensable How Buildings Learn). Pour une perspective économique sur le développement des villes dans l’Europe médiéval, Jacobs suggère Mediaval Cities, d’Henri Pirenne. Un ouvrage que j’ai lu avec plaisir il y a plusieurs années, Guns, Germs and Steel : The Face of Human Societies, de Jared Diamond; il aurait été difficile d’argumenter les possibilités d’un nouveau « dark age » sans mentionner ce livre. Pour illustrer vraiment les probabilités d’une amnésie massive et totale à l’échelle d’une civilisation, Jacobs mentionne aussi la fameuse flotte commerciale et militaire chinoise.
Deux derniers, dont un classique. D’Allan B. Jacobs (aucun lien avec Jane), The Boulevard Book : History, Evolution, Design of Multiway Boulevards, un classique qui ne semble pas assez utilisé sur notre continent. Et d’un auteur, Eric Klinenberg, dont j’ai bien hâte de parcourir l’œuvre, Heat Wave : A Social Autopsy of Disaster in Chicago. Une illustration frappante comment de simples conditions communautaires peuvent faire toute la différence (littéralement entre la vie et la mort) dans un quartier urbain.
* Variante contemporaine d’un dicton souvent attribué à Thomas Fuller